– pour Fatiha Boudjahlat-

Au moment où la parole de Fatiha Boudjahlat s’impose au public, qu’on doit tenir compte d’elle dans la sphère élyséenne de l’audio-visuel mainstream, il vient de se produire un épisode d’une rare brutalité.

Elle avait été pressentie par Frédéric Taddei pour son émission Social Club sur Europe 1, consacrée aux « unités laïcité » qui sont envisagées par le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer. Elle en fut évincée au prétexte que d’autres participants la récusaient pour sa violence verbale, à savoir Laurence De Cock , l’historienne « décoloniale » bien connue, et Jérôme Martin, l’ex-président d’Act-up devenu soutien du CCIF et partisan du droit au voile à l’école. Il est à noter que ce dernier ne participa finalement pas à l’émission où se retrouvèrent autour de l’animateur Laurence De Cock, Nicolas Cadène de l’Observatoire de la laïcité, le linguiste Alain Bentolila et Céline Pina comme fondatrice de Vivre la République. Étrangement, le nom de Fatiha Boudjahlat est cité sur la page web de l’émission comme cofondatrice de VLR. J’essaie de penser cet événement car, d’une part, j’admire son combat sans concession pour la laïcité et la République française et, d’autre part, je suis toujours effaré devant le déchainement de la haine.

Or, penser un événement de ce genre n’est jamais simple, vu qu’il s’agit d’un travail en cercles centrifuges,  de l’impact de la pierre émotionnelle à travers les références rencontrées, jusqu’à ce que surgisse l’actuel, le sens de ce qui s’est produit.

La première référence est La règle du jeu, le film de Renoir où se démasque l’envers prédateur et sanguinaire d’une société éminemment policée, où chacun – maître ou valet – joue à ce que rien ne change. Nous y sommes ;  voilà comment des personnes, qui se sont construites publiquement dans des combats à la marge, endossent la livrée des petits maîtres en notabilité et veillent à sauvegarder les avantages acquis qui sont comme toujours des privilèges de classe. Quitte à employer pour y parvenir les pires moyens du totalitarisme.

« Je pense qu’elle souffre de schizophrénie » écrit sur un réseau social l’ineffable De Cock, jugeant Fatiha Boudjahlat, à qui elle consent un satisfecit pour le «  très chouette » exercice de sa tâche  de petit prof de collège. Que celle-ci pense aussi n’est pas un signe de santé, en conclut-on. D’ailleurs, il ferait beau voir qu’on prît l’ineffable De Cock à penser. Il faut la lire in-extenso :
« J’ai vu l’auteure avec ses élèves à Toulouse. Elle a l’air très chouette avec eux. Je pense qu’elle souffre de schizophrénie, je ne vois pas d’autre explication. Elle souffre également d’un déficit de déontologie mais elle a raison sur un point, je suis trop bienveillante et naïve je n’aurais pas dû l’épargner dans mon inventaire des complices de l’installation de l’extrême-droite en France.» On appréciera la boursouflure de l’âme qui gonfle ce texte.

S’imposent ici deux souvenirs d’écrits sur la schizophrénie : un rapport sur la psychiatrie soviétique et l’ouvrage parallèle de Jonathan M. Metzel, The protest psychosis, sur l’évolution du diagnostic de schizophrénie aux USA entre les années 1940 et 1970. Dans les deux cas, on constate  que dans le cas soviétique à partir du moment où l’État du peuple tout entier succéda à la dictature du prolétariat, et dans le cas américain, quand la lutte pour les droits civiques eut abouti à des réformes, l’on jugea que seule la schizophrénie pouvait expliquer qu’on continuât à contester l’ordre établi. Il n’est pas besoin de s’étendre plus et d’invoquer Foucault.

Frédéric Taddéi avait, pourtant, dans ces conditions étranges, au moins l’alternative de déclarer qu’il différait cette émission : en sa position de « suffisance », il choisit finalement les « bien-nécessaires » contre les « petits souliers », pour reprendre les cases dans lesquelles Lacan rangeait ironiquement les membres de son école. Puisque, semble-t-il,  les passages multiples  sur l’antenne donnent le privilège d’un droit de veto que nul ne saurait contester…  Mais de quoi avaient-ils si peur ? De la brutalité de Fatiha Boudjahlat qui, si elle existait, n’aurait été que verbale. Et d’ailleurs, ils seraient bien en peine de citer venant d’elle un moment de brutalité et d’injure audiovisuelle. On peut à la rigueur parler de virulence et surtout de non-conformisme dans l’affirmation de sa position politique. Mais de quoi peut donc avoir peur l’ex-président d’Act-up dont un film récent a montré que l’activisme ne reculait devant aucune provocation ?

C’est l’ineffable De Cock qui en donne par la bande l’indice, lorsqu’elle dit en substance dans son message qu’elle aurait dû, si elle n’était pas si naïve, avoir inscrit l’auteure Fatiha Boudjahlat parmi les fourriers de l’extrême-droite. C’est ici un hommage du vice à la vertu. Car il faut bien en reconnaître une à Fatiha Boudjahlat, pour que son nom sorte de l’anonymat. C’est parce qu’elle est un auteur, et un auteur qui compte dorénavant[1], qu’elle devient brutale et grossière, c’est parce qu’elle a inscrit l’ineffable De Cock dans la liste des fourriers de l’islamisme en France que celle-ci ne veut pas la rencontrer.

Et nous voyons comment les réflexes et la haine de classe dressent leurs ergots et leurs ergotages contre cette parole indomptable et rigoureuse. Folle et rustre, à mettre à la porte. De peur que ne se démasque en clair ce qui se fait en ombre chinoise, le calcul misérable d’une caste intellectuelle qui joue avec les « racialisés » un jeu de dupes, les uns choisissant les autres comme des révoltés bien gentils, conformes jusqu’à la caricature sur ce qu’on attend d’eux, soit le spectacle hystérique d’une révolte de pacotille, une nostalgie à peine dissimulée à l’ordre colonial où se retrouvent descendants de négriers nantais et rejetons d’ex-colonisés issus de l’éducation nationale républicaine. Il était insupportable à ce chaudron des mesquineries que s’élève une voix démontrant la mascarade et les dangers de leurs engagements, tout en mettant en valeur le sens d’un véritable combat émancipateur fondé sur la puissance sans égale de notre héritage laïque et républicain.

Jacques Jedwab, psychanaliste

[1] Fatiha Agag-Boudjahlat est l’auteur notamment du Grand détournement, Cerf, 2017.